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Extrait de "Coule mon eau"


" Rien ne tient dans le sable. C'est pourquoi il faut y planter des patates. Sinon, rien n'y poussera, tout volera comme ces plantes buissonnantes, sèches et épineuses, qui courent dans les dunes quand le vent se lève. Et si tu ne restes pas à côté de tes patates, si tu pars, tu  ne récolteras rien. Que des emmerdes ! »

Ainsi parlait ma mère. Mais je n'ai pas écouté ma mère. Je suis parti, j'ai quitté le petit lopin de terre à patates pour la grande ville, à une journée de train, au-delà des frontières. Là, je parle français, pas cette langue, cette langue de ma mère, de mon père, même si je ne l'entends plus, celui-là. Là, on mange autre chose que des patates, des stoemps (1), des purées flottardes qui n’ont vu ni beurre, ni lait. J'y ai trouvé femme, une élégante, qui utilise les patates comme cosmétiques. J'ai un travail, rémunérateur, des enfants que je ne compte plus, huit, parait-il, au terme de ma vie de reproducteur, 45 ans, et je suis fatigué, las.

Ma mère est morte, je n'ai pas été à l'enterrement.

Mes frères et sœurs, entiers ou demi, ont fait famille, là-bas. Mon père : a-t-il seulement existé ?

Ma femme s'ennuie avec moi. Elle me quitte, prend les enfants, s'installe, pas très loin, près de mon boulot. Chaque matin m'y ramène, chaque soir m'en éloigne.

Ce soir, j'ai envie de manger des patates. Déjà hier, et avant-hier, ça m'a pris de rêver de stoemp, purée aqueuse, patates écrasées à la fourchette, patates cuites coupées  en tranches sur brood en boterham ².  Patate, patate, patate ! J'ai retrouvé de la purée Mousseline, au fond d'un placard vide et la dilue dans de l'eau bouillante, une vague promesse de patate, non tenue.
Je pense à ma moedertje ³, ce soir, à ses aardappelpuree (4), « hart-appel », avait interprété mon épouse de son bel accent français, que, amoureux, je traduisais par « appel du cœur ».

Je pourrais sortir, aller au resto, m’attabler devant un stoemp-saucisses, j’en ai les moyens, amplement. Mais jamais ces patates n’ont le goût de mon enfance.

Je prends mon stylo, écris : "Testament". Ce n'est que le énième que je commence. "Sur ma tombe, je ne veux pas de pierre, mais du sable et que l'on y plante des aardapelen, pas des Belle de Fontenay, Ratte, Franceline, Vitelotte ou encore des Corne de gatte. Des patates hollandaises qui, seules, s'enracinent dans le sable".

Et puis je me couche, pour une trop longue nuit.

1Plat belge composé de pommes de terre écrasées avec un légume (carotte, poireau,...)

2Pain et beurre

3Littéralement « petite mère », terme affectueux

4Purée de pomme de terre

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